Tristes tropiques : Une République des gourdins et des flèches en éruption au Togo

Tristes tropiques : Une République des gourdins et des flèches en éruption au Togo

« On trouve des moyens pour guérir de la folie, mais on n’en trouve point pour redresser un esprit de travers », affirmait LA ROCHEFOUCAULD dans ses Maximes. Quand l’esprit retors habite un homme ou un groupe d’individus, l’âge d’or de la civilité n’est pas pour demain, le sens logique qui est le privilège exclusif de l’homme est inexistant, le respect de soi et de l’autre  devient une exigence impossible et vaine, les conflits les plus ignominieux s’allument avec ces travers insoupçonnés qui jettent à la face du monde notre animalité.

Le processus de socialisation est pourtant fondé sur de forts interdits, sur des totems et des tabous qui servent à juguler les instincts sauvages de l’homme brut pour produire en lui un passage de l’animalité à l’étage de la socialité et de la civilisation, c’est-à-dire, un ensemble de formes de comportements unis par une tradition commune, transmis par l’éducation. Aucune éducation n’est fondée sur un libre cours à nos instincts, à nos pulsions. C’est pourquoi les lois font les communautés et répondent à l’exigence d’une  protection de tout le groupe social.

Mais, lorsqu’on permet dans une société à des individus d’user de leur nature pour atteindre des citoyens, par l’usage de la force ou de la menace de la force, dans leur intégrité physique ou morale, nous ne sommes plus à l’étage de la civilisation. Un pouvoir politique ne peut pas déléguer à d’autres communautés le pouvoir de tuer, de faire tuer ou de menacer d’abattre d’autres citoyens. Cela est inacceptable et indéfendable ! Aucun prétexte, aucun argument, aucune base juridique, ne saurait en constituer la justification. Les bases politiques, tribales, ethnicistes, régionalistes sont trop légères et absolument insensées pour asticoter un citoyen, un homme, un groupe social, le mettre sous pression ou l’atteindre dans son intégrité physique ou psychique. Si cela advenait, nous devons prendre conscience de la gravité du phénomène et savoir que notre République est devenue folle. Elle procède à un dressage des hommes pour des crimes identitaires, pour des crimes de masse.

Un régime politique qui agite  les identités ethnicistes  pour se faire une assise a proprement l’esprit de travers. Il est  dans la logique du crime. La stratégie de la terreur par le biais des groupes ethniques entre  lesquels le pouvoir allume le feu de l’adversité est monstrueuse. Depuis les années 90, le régime RPT a colporté dans nos villes la battue, cette méthode qui consiste à battre la broussaille pour en faire sortir du gibier et le tuer à coups de gourdins ou de flèches empoisonnées. Toute l’opposition togolaise connaît l’histoire des gourdins dans les nœuds desquels sont soigneusement plantés  des clous pour ouvrir  les crânes des Togolais qui se rendaient aux meetings ou en sortaient ou encore qui exerçaient leur droit constitutionnel de protester pacifiquement par des marches. Dans ce rappel de l’histoire récente de notre pays, nous avons une pensée particulière à l’endroit de  cette femme enceinte qui a été éventrée par ces gourdins à Bè. Elle était à terme.

La marche hebdomadaire de protestation de l’ANC (Alliance Nationale pour le Changement) du samedi 19 février a connu une nouvelle version de la battue. Sur la plage de l’Hôtel Ibis, des individus en tenues chamarrées aux yeux rougis d’un appel au meurtre ont fait leur apparition. Armés de gourdins, de flèches et de machettes, ils ronflaient d’un devoir d’imposer au meeting un non-lieu.

Cet acte est d’une extrême gravité parce qu’il déshumanise les auteurs autant que leurs commanditaires et nous engage dans une réflexion sur la portée et la survivance de ces pratiques qui mettent la République en danger.

A quoi servent les lois inscrites dans notre Constitution ? Quel horizon l’émergence d’une technique de chasse dans le but de réprimer l’expression institutionnalisée de l’opinion nous réserve-t-elle?

1) Aperçu sur la naissance des crimes de masse

Le cerveau humain a cette disposition naturelle de recevoir des ordres et de s’exécuter. C’est précisément ce que les psychologues nomment la suggestibilité. Les hypnotiseurs connaissent mieux que quiconque les techniques de manipulation de cette disposition humaine. Par le jeu de la concentration et de l’influence, ils peuvent interférer sur le mental, faire passer la conscience à un état de mi-sommeil et ordonner l’état mental. Tout le système de lavage de cerveau fonctionne sur cet élément psychologique qui réside en chacun de nous. C’est pour la suggestibilité et sa manipulation que le conditionnement psychologique et les endoctrinements divers s’opèrent.

Ainsi, le cerveau humain apparaît comme un écran qui reçoit des images. Ces images conditionnent et motivent nos actes. L’histoire, les pensées et les thèses partisanes sont les sources qui servent à la transformation des plus sectaires de l’esprit. Les  thèses identitaires sont à cet effet motivantes et d’une dangerosité à grande échelle. Or, les hommes qui sont peu formés et qui ne disposent pas suffisamment de multiples informations sont assez fragiles d’esprit et s’abîment trop facilement lorsqu’on leur inocule le venin de la haine raciale, tribale ou ethnique. Le repli identitaire est une réaction de défense ou plutôt de survie qui déséquilibre totalement l’individu en situation de défense.

Les crimes contre les juifs, leur extermination programmée dans la solution finale partent de ces bases erronées dans un travestissement de la vérité. Le crime de masse procède d’une déshumanisation des victimes. Hitler et les nazis prenaient les juifs pour des vermines, des parasites qui adhèrent à la substance de la vie des êtres vivants pour les détruire de façon irréversible. Pour les nazis, la présence des juifs dans les différents compartiments de l’économie européenne suffisait à les prendre pour des prédateurs impénitents. Il fallait se débarrasser d’eux quel qu’en soit le prix. Les meurtres collectifs, les crimes de masse, les génocides ont ceci de particulier et de commun : la négation de l’autre, sa déshumanisation. Ils procèdent par la même méthode dont la première est l’assimilation de l’autre à des animaux nuisibles ; elle sert à lui dénier toute valeur d’homme. Si les nazis prenaient les juifs pour des vermines, au Rwanda les Hutu ont vite fait d’assimiler les Tutsi aux cafards. Aujourd’hui Kadhafi prend pour des chiens et des microbes les acteurs du mouvement insurrectionnel contre son pouvoir.

Au Togo, les massacres par les gourdins dans un système de battue instaurent sur le plan sémantique une confusion de l’opposition avec des animaux dont il faut absolument se débarrasser. Nous n’avons pas le droit de banaliser la résurgence du sectarisme identitaire qui aboutit à des crimes identitaires parce que les gourdins et les flèches sont des instruments de chasse chez certaines populations du Nord.  Apres les massacres post- électoraux de 2005, le régime est en  train de déléguer le pouvoir du crime à des individus derrière lesquelles il se refugie pour essayer de garder ses mains propres.

En vérité, le problème togolais n’est pas une confrontation du Nord et du Sud. Il n’est pas communautaire. Il est national. C’est la mauvaise gouvernance, le mépris de nos propres lois et un refus de redistribution des richesses nationales. Au Togo, il y a une oppression d’un groupuscule contre laquelle se dressent les gens du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Ce combat est togolais, il est national et trouve sa raison d’être dans la notion de République telle que ALAIN l’a bien vue dans son œuvre, Avec BALZAC où il écrit : « Ce que j’appelle République, c’est plutôt une énergique résistance à la monarchie, d’ailleurs nécessaire partout ». Le Togo, nous l’avons en partage. Il est un bien commun et non une propriété privée de quelques individus qui agitent des identités meurtrières pour préserver leurs privilèges et asservir le reste de la population. Ce sont les exclusions qui provoquent des frustrations et les frustrations appellent au combat national. Tous les Togolais doivent se lever contre la manipulation outrageante du régime qui situe la lutte politique dans les ravins d’un affrontement ethnique. Il fabrique une « ligne du Nord » avec des gourdins et des flèches empoisonnées avec l’intention malveillante de sérier leurs cibles sur des bases tribales, régionales. Ceux qui organisent ces expéditions macabres contre la population, sans défense sont  encore dans les ténèbres à cette époque où l’intelligence universelle est au zénith. L’écrivain français Charles-Joseph de LIGNE les apprécie lorsqu’il déclare dans Mes écarts : «  je connais des gens qui n’ont d’esprit que ce qui leur faut pour être des sots ». La persistance des expéditions punitives contre les manifestants pacifiques au Togo résulte d’une protection des bourreaux. L’impunité fait revenir au galop la sottise.

2) Appel au dépassement de l’ignorance

Ce qui sauve l’homme de l’ignorance, c’est l’ensemble des informations qui participent au redressement de son esprit. Aujourd’hui, les médias sont accessibles à tout le monde. Mais, ce n’est pas tout le monde qui a suffisamment  d’esprit pour traiter l’information correctement, l’interpréter comme il se doit et s’en servir pour s’élever. Il est impérieux de donner aux citoyens une formation de qualité pour élargir la base de connaissance, de compréhension. L’éducation civique et morale, une culture de la vertu en se greffant sur la formation qualifiante met le citoyen à l’abri des égarements monstrueux. La connaissance nous met dans l’esprit d’une convergence vers le progrès. L’évolution du monde doit nous renouveler l’esprit, la raison. Quand la pensée a beaucoup de peine à se dialectiser, elle s’étiole, se fragilise dans une sclérose qui achève l’homme lui-même dans une phagocytose. Nous devons nous ouvrir au monde et demeurer dans l’osmose culturelle, politique, économique, scientifique pour éviter de nous embrigader dans le suranné.

Dans ce pays, un appel à l’universalité du progrès s’impose pour que nous sortions de la culture de l’ignorance entretenue par le régime au nom de la cupidité et de l’avidité du gain. Tous les Togolais veulent vivre comme des êtres humains, dans la dignité et le respect mutuel. Il est insupportable et moralement indéfendable que ce pouvoir abrutisse une frange de la population sur  des bases ethniques pour couvrir ses forfaits.

La pauvreté de l’esprit d’un homme politique est une misère  qui met en danger la vie d’une nation. Ceux qui acceptent de jouer le jeu de la terreur et d’être embarqués dans l’affrontement des communautés sont des misérables, les derniers de La terre des hommes inondée de lumière. Qu’ils aient le courage de jeter un regard par-delà nos frontières, ou tout au moins de visiter un seul pays voisin pour sortir de la nuit noire. L’anthropologue Claude LEVI-STRAUSS a raison de dire : «  Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité ». Dans ce pays, le vrai malheur est que certains ont encore un long chemin à faire pour se débarrasser des pratiques désuètes, totalement avariées, dignes de l’époque précambrienne où le cerveau humain tenait juste dans une boîte d’allumettes. Le comble, c’est que ces antiquités d’hommes prétendent avoir sur la terre de nos ancêtres des responsabilités politiques, c’est-à-dire, de gestion de notre cité. Pauvre Togo ! Ce sont eux qui sont les vrais préparateurs génocidaires. Ces pyromanes se font l’illusion d’être des politiciens. Ceux qui les suivent tous écervelés que leurs encadreurs exhibent leurs vilenies qui, du reste, ne leur taille aucune place dans le progrès humain.

Si le régime RPT veut grandir, il doit nécessairement accepter de se redresser. C’est un grand malheur pour ce pouvoir de demeurer comme il est. Le flair de l’horizon est en vacances dans ses rangs. Le pouvoir s’accroche désespérément à  des  supplétifs de tous crins, à des miliciens de tous poils pour compter résister à la dynamique sociale. La vie, pourtant, nous apprend beaucoup, pourvu que notre intelligence soit en éveil. En Tunisie, en Egypte, en Libye, les forces parallèles du pouvoir n’ont pu être ni les protecteurs ni les gardiens du pouvoir. La grandeur du pouvoir naît de l’esprit et du respect des lois. Elle se traduit dans les actes et dans la fécondité de l’action qui s’appuie sur la force imaginative du politique à répondre aux demandes sociales. Ce régime reste petit, trop petit parce qu’il s’obstine à camper sur des bases corrompues qui n’ont jamais fait des résultats ni ici, ni ailleurs. Il lui manque et lui manquera encore pour longtemps de l’étincelle de noblesse qui impose admiration et respect. Passer quarante-deux années pour rester comme on est, ce n’est pas grandir. L’état stationnaire est manifestement une sclérose. Un parti est une vie. L’état  végétatif  nécessairement le défait. C’est dans la dynamique que réside le sens entier de la vie. Les boulets que le parti traîne à ses pieds montrent à la face du monde qu’il n’a pas servi le Togo. Nos regards par-delà nos frontières de l’Est comme de l’Ouest suffisent à nous en apporter les preuves.

Il y a une conscience morale universelle qui s’éveille dans tous les peuples. Elle donne des ressources à la conscience politique des masses populaires au point que plus personne ne marche à reculons. Malheur à qui veut arrêter le progrès. Le peuple togolais refuse de marcher au son de la trompête, sous les crépitements des mitraillettes et les tambours des bazookas parce que l’âme de la résistance qui naît de l’injustice et de l’oppression est plus virile, plus ronflante que les détonations des mortiers.

Les petits jeux des esprits trop limités sont ridicules et leur pestilence est peu accommodante qu’elle ne réunit pas grand monde. C’est  pourquoi nous avons foi en notre combat pour le respect de notre peuple, pour sa liberté et sa dignité. Nous connaissons les aspirations de nos concitoyens. Nous voulons répondre à leurs attentes par le peu de souffle d’une vie que jamais le régime n’a vaincu. Ce  souffle-là est chez tous les Togolais indomptable. C’est en cela que notre lutte juste et nos espérances collectives ne sauraient dépérir. Il n’est d’aucune renommée ni d’aucune étoffe pour un homme, un parti d’abrutir des gueux à les faire porter des gourdins, des flèches, des machettes dans l’objectif frondeur de reveiller l’instinct de tuerie.  Quel mérite un pouvoir a-t-il de produire des ignorants ou d’en abuser ?

La démence, la folie s’empare de tous ceux qui sont irrévérencieux de la vie et qui ne savent pas la promouvoir. Le sang d’un homme versé sur la terre monte à la tête du bourreau. Le soupir d’un homme à qui on inflige une souffrance atroce injustement maudit. Toute vie a plusieurs dimensions. On ne peut faire de la vie d’un homme ou d’un peuple un jeu au nom des intérêts minables, aléatoires et passagers. Ces vérités éternelles attestent que le Rassemblement des Prédateurs du Togo est un parti handicapé à vie. Il est intellectuellement hémiplégique et physiquement grabataire. Il est parfaitement incapable d’agir dans le sens du progrès universel des peuples. Les tâtonnements de ce machin de Commission Vérité, Justice et Réconciliation, le refus des réformes constitutionnelles et institutionnelles dûment approuvées par l’Accord Politique Global, les reniements internes du parti à propos d’un dialogue inclusif, l’aversion manifeste pour l’opposition, ses meetings, ses marches, la répression à pas feutrés des médias illustrent éloquemment l’incapacité du pouvoir à se réinventer. C’est là que réside le drame du peuple togolais. Un cumul de retards et une grosse perte de temps qui entretiennent la catastrophe. ALAIN a vu juste dans son œuvre, Politique : « Tout pouvoir sans contrôle rend fou.»

Didier Amah Dossavi L’Alternative  N° 68 du 1er Mars 2011