ENQUÊTE
« Panama Papers » : comment la fortune de magnats indiens du Togo finit
dans les paradis fiscaux
LE MONDE Le 27.07.2016 à 13h58 • Mis à jour le 27.07.2016 à 15h06
Petit Etat d’Afrique de l’Ouest lové entre le Bénin et le Ghana, le Togo est aussi le pays le plus affecté du continent par l’évasion fiscale selon l’ONG Global Financial Integrity. Parmi les hommes d’affaires qui opèrent au Togoet transfèrent illégalement leurs revenus dans des paradis fiscaux, il y a deux magnats indiens : Prasad Motaparti Siva Rama Vara et Manubhai Jethabhai Patel. On les retrouve dans la sidérurgie, le transport, la logistique, l’informatique ou le commerce international. Et surtout dans la cimenterie avec leur puissant groupe, Wacem, présent dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, en République démocratique du Congo et àMadagascar. Le premier a 68 ans. Le second est âgé de 80 ans et détient la nationalité kényane.
Ils apparaissent dans les « Panama Papers » comme véritables détenteurs de deux sociétés domiciliées aux îles Vierges britanniques et crées par l’intermédiaire du cabinet panaméen Mossack Fonseca. Il y a Ballyward Limited, lancée en 2000, et destinée au commerce international vers l’Afrique de l’Ouest. Et BitChemy Venture Limited, ouverte treize ans plus tard, pour effectuer des investissements directs et détenir des intérêts dans des sociétés basées dans le plus opaque Etat des Etats-Unis, le Delaware.
Un continent de secrets : une nouvelle série sur les « Panama papers » en Afrique
Le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde est partenaire, publie dès lundi 25 juillet une nouvelle série d’articles à partir des documents « Panama papers » sur l’évaporation des ressources en Afrique.
La présentation (en anglais) de cette série est à trouver ici.
Les 11,5 millions de documents issus du cabinet panaméen Mossack Fonseca mettent en lumière le rôle des sociétés offshore dans le pillage du continent, qu’il s’agisse del’industrie du diamant en Sierra Leone, des structures de dissimulations du milliardaire nigérian Kolawole Aluko, propriétaire d’un yacht sur lequel Beyonce a passé des vacances et lié à l’ancienne ministre du pétrole nigériane Diezani Alison-Madueke, ou le recours systématique aux paradis fiscaux par l’industrie extractive.
Selon l’ICIJ, des sociétés issues de 52 des 54 pays africains ont recouru à des structures offshore, participant à l’évaporation de 50 milliards de dollars d’Afrique chaque année. ICIJ, pour cette nouvelle série, s’est appuyé sur ses partenaires habituels ainsi que sur des journalistes en Algérie, au Ghana, en Tanzanie, au Niger, au Mozambique, à Maurice, au Burkina Faso et au Togo, coordonnés par le réseau indépendant ANCIR.
En fin d’année 2011, par exemple, selon une copie d’un compte rendu de réunion, les deux hommes d’affaires se seraient retrouvés à Tema, au Ghana, pour décider de l’acquisition de 3 000 tonnes d’acier auprès d’une société suisse, Mechel Trading Limited. Cette opération qui représente un montant de plus de deux millions de dollars est réalisée via l’une des sociétés écran, Ballyward. Une partie du coût (20 %) a été payée directement par cette dernière au fournisseur. Le reste de la transaction a été garanti par la Barclays Bank de Londres. L’opération a été directement conduite, selon le compte rendu, par Prasad Motaparti, PDG de Wacem.
Usines en zone franche et comptes offshore
Une plongée dans les « Panama Papers » révèle une ingénierie fiscale complexe mise en œuvre pour dissimuler les identités de Prasad Motaparti Siva Rama Vara et Manubhai Jethabhai Patel. On retrouve un tas d’intermédiaires, sociétés écrans et autres stratagèmes pour que les deux magnats indiens de Lomé n’apparaissent pas. « C’est quoi Ballyward ? C’est vous qui me le dites. Je ne la connais pas. ATS n’a pas de relation avec les sociétés indiennes, mais des Indiens peuvent avoir des actions dans ATS », dit Clément Kossi Ahialey, un proche collaborateur des deux hommes d’affaires joint au téléphone.
ATS, c’est l’ancienne Société nationale de sidérurgie créée en 1978 et privatisée en 1985 puis rachetée par les Indiens en 1994. A l’époque, Prasad Motaparti, ingénieur de sidérurgie de profession, et son partenaire n’étaient pas encore à la tête de Wacem. Mais ils étaient déjà au Ghana avec la Tema Steel Company (TCS). Ils rachèteront deux ans plus tard l’ancienne Cimao (Ciment d’Afrique de l’Ouest) pour, en 1996, créer Wacem (West African Cement) dont le siège se trouve dans la ville minière de Tabligbo à 75 km au nord-est de Lomé, la capitale.
Clément Ahialey a décliné une demande d’entretien. Si cet homme d’affaires togolais prétend ignorer les activités des Indiens, il reste néanmoins le cinquième plus important actionnaire de Wacem dont il est toujours directeur administratif et chargé des relations extérieures. Il est aussi, directeur de Togo-Rail (rachetée par les Indiens depuis le début des années 2000) et directeur d’ATS dont l’un des principaux fournisseurs est Volta Impex Limited (basée en Inde). Toutes deux appartenant aux mêmes hommes d’affaires indiens.
Selon nos informations, c’est la Volta Impex Limited basée en Inde qui livre par exemple les principales pièces des locomotives de Togo-Rail, et la Tema Steel Company, elle, fournit les roues. Et c’est le même M. Ahialey qui a piloté de bout en bout le processus de rachat de Togo-Rail par les Indiens. Contrairement à ses dires, le Togolais, par ailleurs actionnaire dans Orabank Togo, est un élément clé dans l’empire Prasad-Patel. Contacté par un confrère journaliste ghanéen depuis Tema, M. Patel reconnaît être en charge de ses deux sociétés. Sauf qu’il les présente comme des prestataires de service de management
Contre les promoteurs de Wacem, les soupçons d’évasion fiscale, de corruption et autres malfaisance étaient déjà trop forts. D’abord le fait qu’une entreprise minière qui est destinée à exploiter les ressources naturelles du Togo, soit installée en zone franche a toujours été perçu comme malsain par de nombreux analystes.
La loi actuelle sur le secteur de la zone franche votée en 2011 est venuerectifier une disposition qui prévalait et qui était perçue comme périlleuse pour les ressources naturelles et les caisses du pays. « Sont exclues du bénéfice du présent statut, les entreprises d’exploitation minière… », indique l’article 7 de ladite loi. Cela n’empêche pas Wacem de continuer à jouir du statut de zone franche jusqu’à ce jour. Et le géant du ciment ne respecte pas non plus les dispositions légales qui l’obligent à exporter au bas mot 70 %, sinon la totalité de sa production. Elle a plutôt déversé l’essentiel de son clinker à ses deux cimenteries situées au Togo que sont Fortia (Tabligbo) et Diamond Cement (Dalavé).
Complicités togolaises
Le calcaire est le minerai le plus exploité au Togo depuis plus de dix ans. En termes de quantité, il dépasse de loin le phosphate. Son exploitation à grande échelle ne profite néanmoins pas au Togo. Mais Wacem n’en a cure et s’affranchit des lois et des condamnations judiciaires. Ses comptes bancaires au Togo n’abritent que des broutilles comparé à l’ampleur de son activité. Les principaux fournisseurs de Wacem sont à l’étranger et le principal actionnaire n’est pas le PDG Prasad Motaparti Siva Rama Vara mais une drôle de société, Kenelm Limited, domiciliée sur l’île de Man.
Dans un rapport sur la transparence dans l’industrie minière au Togo portant sur l’année 2003, mais publié en juillet 2015, l’actionnaire majoritaire, Kenelm Limited (40 %) est déclaré être basé au Royaume Uni. Rafles Holdings, troisième plus grand actionnaire avec 17 % des parts est établie au Panama.
Nulle mention de Manubhai Jethabhai Patel pourtant présenté par plusieurs sources et par la Banque mondiale comme l’un des deux piliers du groupe. Ce Kényan de 80 ans, né en Inde et résidant au Ghana d’où il supervise ses affaires en Afrique et dans le monde, est peut-être caché derrière l’une des sociétés écran.
#PanamaPapersLe lexique de l’offshore
ACTIONNAIRE
Propriétaire déclaré d’une société offshore. Certains actionnaires possèdent réellement le capital de ces sociétés, d’autres ne sont que des prête-noms.
ACTION AU PORTEUR
A la différence de l’action nominative, l’action au porteur est anonyme et permet aux propriétaires réels des sociétés offshore de dissimuler leur identité. Ce type de titre, qui organise une opacité totale sur l’actionnariat, est en train de disparaître. Le Panama est l’un des derniers pays à en proposer.
ACTION NOMINATIVE
L’action nominative est l’inverse de l’action au porteur : l’identité des personnes physiques ou morales qui détiennent ce genre d’action est révélée. Les entreprises des pays transparents émettent ce type de titres.
ADMINISTRATEUR
Personne qui dirige une société, qui peut être indifféremment directeur ou membre du conseil d’administration. Dans les sociétés offshore, cela n’implique pas de gérer une activité, mais d’assumer la responsabilité légale et de signer les documents de la société.
AGENT DE DOMICILIATION DE SOCIÉTÉS OFFSHORE
C’est l’une des activités principales du cabinet d’avocats Mossack Fonseca : l’enregistrement de sociétés dans des paradis fiscaux pour le compte de ses clients, un métier qui implique une solide connaissance du droit. En appui, la firme propose d’autres services : la location de prête-noms, des services bancaires…
AYANT-DROIT OU BÉNÉFICIAIRE ÉCONOMIQUE
Personne qui tire les véritables bénéfices d’une société, même si elle n’apparaît pas officiellement comme actionnaire ou administrateur.
BLANCHIMENT D’ARGENT
Le blanchiment d’argent consiste à dissimuler des fonds de provenance illicite (trafic de drogue, vente d’armes, fraude fiscale…) pour les réinvestir dans des activités légales et donc les recycler. Les sociétés offshore sont parfois utilisées pour blanchir de l’argent.
CERTIFICAT D’ACTIONS
Document certifiant qu’une personne est actionnaire d’une société ou qu’elle détient un nombre d’actions donné. Si le certificat est émis au porteur, et non pas à une personne ou à une entité nommément désignée, il s’agit d’un certificat d’action au porteur.
« COMPLIANCE »
Ensemble des procédures de vérification de conformité qu’un cabinet comme Mossack Fonseca a l’obligation de mener auprès de ses clients. Il vérifie notamment que ceux-ci n’ont pas d’antécédents judiciaires, qu’ils ne figurent pas sur une liste de sanctions internationales ou ne sont pas des personnalités politiquement exposées (présentant un risque).
ECHANGE AUTOMATIQUE DE DONNÉES
Cette procédure sera mise en place à compter de 2017 ou 2018. Elle consiste, pour les Etats, à s’échanger, de façon systématique, les informations bancaires sur les contribuables (comptes bancaires ouverts à l’étranger, parts de société etc.).
Les pays du G20 ont appelé à la généralisation de l’échange automatique, perçu comme le meilleur outil pour lutter contre la fraude fiscale. Les paradis fiscaux sont invités à mettre en place ce standard pour sortir des listes noires des pays non coopératifs.
ÉVASION/OPTIMISATION FISCALE
Utilisation de moyens légaux pour baisser le montant de son imposition, voire y échapper. Elle suppose une bonne connaissance des lois et de ses failles.
EXILÉ FISCAL
Se dit d’une personne qui, pour échapper à un impôt qu’elle considère trop important, déménage dans un pays à la fiscalité plus légère.
FONDATION
Entité légale qui agit comme une société offshore, mais garantit plus d’opacité. Les fondations ne sont soumises à aucune forme d’imposition au Panama. Les noms des bénéficiaires ne sont pas divulgués. Les fondations n’ont pas à produire de rapports financiers.
FRAUDE FISCALE
Utilisation de moyens illégaux pour baisser le montant de son imposition, voire y échapper. Le fait de déplacer des capitaux dans des juridictions étrangères sans en avertir le fisc constitue une forme de fraude fiscale.
HOLDING
Généralement, société dont la seule activité est de prendre des participations dans d’autres sociétés. Nombreux sont ceux qui créent des holdings au Luxembourg pour gérer leurs affaires, car l’imposition y est très faible.
INTERMÉDIAIRE FINANCIER
Personne ou institution qui fait le lien entre le bénéficiaire réel d’une société offshore ou un compte et l’agent de domiciliation, comme Mossack Fonseca, qui l’ouvre effectivement. Cet intermédiaire peut être un avocat fiscaliste, un gestionnaire de fonds ou une banque.
PARADIS FISCAL
Pays ou territoire où certains impôts sont très bas, voire inexistants, et qui cultive une certaine opacité sur les titulaires des comptes et des sociétés. Leur définition varie selon l’époque et l’organisation qui établit la liste des paradis fiscaux.
PORT FRANC/ZONE FRANCHE
Zone où l’on peut entreposer des biens sans qu’ils soient soumis aux taxes douanières. De nombreuses œuvres d’art sont par exemple stockées dans le port franc de Genève.
PRÊTE-NOM(S)
Personne qui agit au nom d’une autre comme actionnaire ou administrateur d’une société. L’utilisation de prête-noms permet de dissimuler l’identité du bénéficiaire réel.
PROCURATION
Autorisation donnée à une personne, physique ou morale, de représenter une société offshore. La procuration confère des droits, dont la gestion sans restriction de la société, la signature de contrats, l’achat de produits financiers ou encore la possibilité d’emprunter ou de prêter de l’argent. Chaque autorisation spécifie quels pouvoirs sont donnés à la personne qui agit au nom de la société.
SOCIÉTÉ COQUILLE
Société déjà créée qui ne détient pas ou peu d’actifs (comme une coquille vide) et qui n’exerce pas d’activité économique réelle. Elle peut servir à détenir discrètement des comptes en banque, des participations ou des investissements.
SOCIÉTÉ ÉCRAN
Société fictive créée dans le but d’opacifier les transactions financières d’autres sociétés.
SOCIÉTÉ OFFSHORE
Littéralement, « offshore » signifie « extraterritorial ». Une société offshore est enregistrée dans un pays non pour y exercer une activité, mais pour disposer d’une boîte à lettres – souvent pour profiter des avantages fiscaux ou réglementaires du paradis fiscal choisi.
TRUST/FIDUCIE/FIDUCIAIRE
Une fiduciaire (du latin fiducia, « confiance ») est la personne physique ou la société qui détient temporairement de l’argent ou des biens pour le compte d’un tiers (le fiduciant). A charge pour la fiduciaire de gérer les fonds ou les mandats qui lui ont été transférés. Le trust, ou fiducie, est le contrat qui lie ces deux parties. Quant aux sociétés fiduciaires, ce sont des structures spécialisées dans ces opérations.
Contactés à plusieurs reprises, les responsables de Wacem n’ont pas souhaité réagir. La Banque mondiale, actionnaire du Groupe Wacem, s’est contentée d’une réponse succincte. « IFC [Société financière internationale, organe du groupe de la Banque mondiale dédiée au secteur privé] a investi dans le Groupe WACEM entre 2001 et 2006. En janvier 2006, IFC a vendu sa participation dans le groupe et depuis cette date, n’a eu aucun autre investissement dans la société », a écrit Zibu Sibanda, chargée de communication d’IFC. Et de préciser que « Ballyward, Bitchemy, Amexfield Togo Steel/ATS, et Tema Steel/TSC n’ont jamais été des clients d’IFC ». Pas un mot sur l’actionnariat du groupe et les activités des deux sociétés offshore.
« Lors de la création de ces structures fiscales, les multinationales ou individus ci-visés, ont pour soucis d’utiliser une société établie dans un paradis fiscal, appelée société relais, et placée entre la société opérationnelle [produisant de l’acier le cas échéant] en Afrique, et le siège du groupe ou une société mère, située dans un pays développé, certainement en Inde, au Royaume-Uni, ou aux Etats-Unis, explique Tatu Ilunga, conseiller principal en matière de politiques fiscales et industries extractives pour Oxfam. Cette structuration permet ainsi aux sociétés relais de transférer les revenus et des coûts tout en réduisant considérablement le paiement d’impôts »,
Au Togo, ceux qui sont censés lutter contre l’évasion fiscale sont plutôt de mèche avec les artisans du phénomène. Dans la liste des actionnaires de Wacem par exemple, on retrouve plusieurs officiels dont l’actuel ministre des mines, Ably Paladina Bidamon et l’actuel premier ministre, Selom Komi Klassou. Leurs fonctions les placent normalement au cœur de la lutte pour la transparence dans les industries extractives.
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Cette enquête a été réalisée par Mensah K. du journal togolaisL’Alternative et l’African Network of Center for Investigative Reporting(ANCIR), en coordonation avec le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ). Le texte original a été adapté par LeMonde Afrique.