L’Etat de droit : un idéal de pouvoir politique pour l’Afrique
Maurice FAHE
Economiste, Administrateur des services financiers
Texte de la conférence publique Les Vendredis du CERAP, 15 décembre 2006, CERAP, Abidjan
A V E R T I S S E M E N T
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Introduction
Nous avons à discuter d’une question d’une importance incommensurable, aussi bien d’un point de vue purement théorique que d’un point de vue pratique, il s’agit de la question de la démocratie. Car au-delà de l’État de droit, objet de mon exposé, c’est, quand au fond, la question de la démocratie qui est posée. Pourquoi et comment cette question se pose-t-elle et comment la résoudre ? Je pense que pour aborder un problème, il faut partir, non des définitions abstraites, mais des faits objectifs, et déterminer au moyen de l’analyse de ces faits notre orientation. C’est cette méthode que je vais utiliser.
Quels sont les faits ? En Afrique, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’alternance politique, la neutralité de l’administration, etc., sont une exception ; les élections truquées, les coups d’État, les guerres civiles, en somme l’instabilité politique, les exécutions extrajudiciaires, les détentions illégales, la corruption, sont la règle. L’État ne fonctionne pas selon la loi. L’égalité des citoyens devant la loi n’existe pas et la neutralité du service public est un leurre. Partout, existent pourtant des constitutions, des lois, du droit. Mais l’existence des règles constitutionnelles n’implique pas nécessairement l’existence d’un gouvernement limité par une constitution, car la constitution, lorsqu’elle n’est pas imposée par le souverain, est évidemment à la fois appliquée (Togo) et modifiée selon sa volonté (Tchad, Guinée). Ainsi, à la lecture de la constitution de nombreux États en Afrique, il est impossible de comprendre le régime politique de ces pays.
Quel est donc le fond du problème ? Comment expliquer que les discours divergent d’avec la réalité ? Comment construire l’État de droit ? Ce sont là quelques unes des questions auxquelles il nousfaut répondre.
I. Qu’est-ce que l’État de droit ?
A cette question, de nombreux juristes répondent sans hésitation : « Tout État où il y a du droit, de la loi, des constitutions. » Il suffit pourtant d’interroger la réalité ou de jeter un coup d’oeil autour de soi pour s’apercevoir que cette définition correspond à un type particulier d’État, celui qui a émergé en Europe de l’Ouest entre le XVIIe et le XVIIIe siècle et plus particulièrement en France, en Angleterre et en Hollande et que l’historiographie appelle l’État-nation. Cet État n’est pourtant que le produit de la transformation de la société féodale. Quels sont les traits caractéristiques de cet État et comment fonctionne t-il ?
A) L’État de droit, c’est la séparation des pouvoirs
L’origine de ce principe qui apparaît comme un véritable mythe, une véritable idée-force est trouvée dans un passage de l’Esprit des lois de Montesquieu, notamment le chapitre VIII intitulé « De la constitution d’Angleterre ». Partant de la constatation que celui qui possède le pouvoir est porté à en abuser, Montesquieu en conclut que la seule solution est que le pouvoir arrête le pouvoir. Il faut par conséquent diviser le pouvoir politique en fonctions attribuées à des organes différents, de sorte que jamais la même autorité ou le même organe n’exerce la totalité de ces fonctions. Ce principe pose ainsi comme une obligation que les diverses fonctions de l’État soient assurées par des organes indépendants les uns des autres, à tout le moins autonomes dans leur désignation et dans leur fonctionnement. Cette proposition de Montesquieu rencontrera d’ailleurs le plus grand écho dans la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 qui cherchait précisément un dépassement de l’État absolutiste. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 porte très clairement la marque de cet écho puisqu’elle énonce en son article 16 que « toute société dans laquelle […] la séparation des pouvoirs n’est pas déterminée n’a pas de constitution ».
L’application du principe aboutit à distinguer au niveau formel trois pouvoirs, le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire et à proclamer l’indépendance de ces pouvoirs les uns des autres. Autrement dit, au pouvoir législatif reviendrait le rôle de voter la loi, au pouvoir judiciaire celui d’appliquer la loi et au pouvoir exécutif celui de prendre et d’exécuter les mesures d’intérêt général au moyen de l’administration et du service public qui apparaissent comme la forme d’organisation de l’État de droit et le moyen de réalisation de l’intérêt général. Mais, l’éclatement de l’État qu’entraîne la séparation des pouvoirs connaît une autre manifestation qui se produit dans le mécanisme de la décision. Le droit de l’État fragmente ainsi la décision en distinguant plusieurs phases au sein du processus décisionnel. La vie de l’acte juridique est scindée en plusieurs stades. A chaque stade correspond un organe se réclamant d’une certaine indépendance.
Dans la réalité, aucun État de droit n’a pratiqué une stricte séparation des pouvoirs. Ainsi, contre les idées reçues, la pratique montre que tout acte politique est, bien au contraire, le résultat d’une collaboration des différents organes de l’État. Le pouvoir exécutif ne partage t-il pas partout, quelle que soit la forme de gouvernement, l’initiative de la loi avec le pouvoir législatif ? D’ailleurs, au plan juridique, une séparation stricte est impossible. Toutes les constitutions consistent par conséquent à organiser la nature et les modalités des relations entre les différentes fonctions exercées dans l’État.
Dans le régime dit parlementaire, l’Assemblée domine le gouvernement, tandis que dans le régime dit présidentiel le gouvernement a des pouvoirs plus étendus et s’impose à l’Assemblée. Les relations de l’exécutif à l’égard des magistrats et de l’administration font souvent l’objet de dispositions très diverses dans leur nature. On ajoutera que l’État de droit a été pendant toute la période du capitalisme concurrentiel, l’État de la bourgeoisie. De ce point de vue, la séparation des pouvoirs est en réalité illusoire puisque la vie politique est limitée au cercle des classes dirigeantes.
L’État de droit, c’est le stade de développement de la société où la société politique s’autonomise de façon particulièrement nette par rapport à la société civile, c’est-à-dire à l’économie, aux intérêts, aux classes et où les pouvoirs institués s’autonomisent les uns par rapport aux autres. L’État apparaît, non plus comme la « chose » d’un monarque ou d’un groupe privilégié mais de plus en plus comme la « chose de tous ». « L’État, c’est nous tous » dit communément le citoyen moyen. L’État de droit fonctionne ainsi sur la base d’une double séparation : A côté de la séparation que l’on qualifierait de « séparation externe », existe une séparation interne, la séparation des pouvoirs dans l’État, objet de tous les fétichismes.
B) L’État de droit, c’est la séparation de l’État et de la société civile
Le système politique féodal est un système de solidarités personnelles, unissant des seigneurs à des vassaux qui étaient eux-mêmes suzerains d’autres vassaux, de sorte que s’établissait un réseau hiérarchisé et cohérent qui, de proche en proche, unifiait la société pourtant fondamentalement morcelée. Ce morcellement et cette solidarité sont encore plus manifestes lorsqu’on observe les pouvoirs du seigneur par rapport à son fief, la plupart du temps la seigneurie. Ici, coexistent hautes et basses justices attachées au sol et une justice particulière, celle de l’Eglise. Il en résulte un morcellement infini du droit de juger résultant lui-même du fait qu’il est lié au pouvoir de commander.
Le système politique post-féodal conduit à l’émancipation du politique de la société civile. Cette émancipation est l’oeuvre du capitalisme et de la classe qui le porte, la bourgeoisie. En effet, séparer l’État de la société civile, c’est enlever au pouvoir politique son caractère patrimonial. Autrement dit, c’est faire de sorte que le pouvoir ne soit pas une propriété, que la relation entre le souverain et le sujet ne soit pas une relation de propriété, qu’elle ne soit pas domaniale, ne s’exerce pas à la maîtrise mais à la loi. La loi vient ainsi suppléer Dieu. Là où la monarchie de droit divin fonde l’origine du pouvoir dans Dieu, la bourgeoisie la fonde dans la loi. Mais, pour que la loi ait ce caractère général, impersonnel, il faut que les hommes auxquels elle s’applique soient eux-mêmes égaux. L’égalité des hommes trouve son origine dans l’existence des droits naturels.
En effet, la théorie des droits naturels vise à montrer que toutes les institutions qui régissent l’activité humaine ont pour fondement un droit qui a la double caractéristique d’être l’apanage de l’homme en tant que puissance naturelle et d’être universel puisque à ce titre les hommes sont réputés égaux. Cette égalité qui doit être entendue comme étant le fait pour chaque individu d’être investi des mêmes droits naturels, légitime le droit de propriété (fondement de la société libérale) et ses effets : c’est-à-dire l’échange, la division du travail, la concurrence et finalement l’inégalité concrète qui n’est que le résultat de la vie pratique et non une donnée naturelle.
C) L’État de droit, ce sont des élections comme source de légitimation du pouvoir politique
La séparation de l’État et de la société civile a pour conséquence de laisser apparaître un vide entre l’État et sa base sociale, entre l’institution étatique et ce qui la porte. Comment passe-t-on de la société civile à la société politique ?
En effet, si le corps politique est distinct du corps social comment établir un lien entre les deux ? L’élection constitue le pont entre l’État et la société. L’élection est en effet une technique visant à assurer aux citoyens la maîtrise dans la désignation de leurs gouvernants. Elle est source de légitimation du pouvoir et vise à mettre en place des gouvernants qui, théoriquement autonomes par rapport à la société, doivent cependant refléter aussi exactement que possible les rapports de dépendance qui s’y développent. Seulement, l’élection ne peut être présentée comme le signe de la démocratie qu’à la condition d’être libre. Or, s’il est évident que l’élection constitue un dépassement des procédures autoritaires, elle n’est démocratique que dans des conditions historiques propres que ne remplissent pas tous les États
La bourgeoisie soucieuse de conserver le pouvoir qu’elle a arraché par la force à l’aristocratie, a d’ailleurs mis au point des techniques visant à déjouer tout débordement des classes dominées, pour rendre quasiment impossible pas seulement un changement d’équipe mais un changement de politique. On citera :
● le suffrage censitaire. Dans ce cas le suffrage est réservé aux individus qui remplissent certaines conditions de fortune ou de capacité. La bourgeoisie justifie cette inégalité par le fait que ceux qui ont quelque chose à perdre sont plus aptes à décider que ceux qui n’ont rien. L’État est alors l’État des propriétaires et le pouvoir appartient aux plus riches. Il en est de même lorsque le suffrage est accordé aux « capacités », autrement dit à ceux qui ont une instruction jugée suffisante,
● la limitation par sexe ou par âge du droit de vote parce que la jeunesse serait portée vers le changement,
● la théorie de la souveraineté nationale qui permettait à la bourgeoisie d’exclure tous ceux qu’elle jugeait dangereux (distinction des «citoyens actifs» des «citoyens passifs».)
● Entre autres procédés qui bloquent l’accès des masses à la vie politique, on peut citer la démocratie dite «représentative» qui interdit aux citoyens de participer directement à la décision soit en prenant eux-mêmes l’initiative d’un projet par le biais d’une pétition soit par ratification de tout projet important par référendum. Outre ces procédés, la bourgeoisie a soustrait à l’intervention des citoyens un large secteur de l’État en le mettant à l’abri de l’élection. Ce secteur, c’est l’administration décrétée apolitique et neutre et par conséquent mis à l’écart de la lutte électorale.
Ce sont ces barrières entre autres, que les classes populaires qui ne font pas naturellement partie des classes dominantes et par conséquent des classes dirigeantes, sont obligées, pour rendre l’alternance possible, de renverser en faisant la révolution.
D) L’État de droit, ce sont les partis politiques comme représentation politique des classes
Historiquement, l’élection n’est pas propre au système libéral : la monarchie a commencé par être élective et on peut même trouver d’autres cas d’élections dans des systèmes non capitalistes. Par contre, ce qui est propre au capitalisme et donc à l’État bourgeois, c’est le parti politique fonctionnant dans un cadre électif. Comment expliquer la naissance des partis politiques ?
Du point de vue historique, les partis politiques naissent avec la dissolution de la stratification en ordre et des liens féodaux et cette naissance se fait sur des thèmes communs, autour de la défense d’intérêts communs. Ainsi les partisans de la monarchie de droit divin se regroupent dans un même parti tandis que ceux qui sont favorables à la constitution en font autant. Les partis apparaissent ainsi comme la forme dans laquelle s’expriment les oppositions et les divergences de la classe dominante. De manière plus générale, le système des partis représente le système des classes sociales en présence dans une société donnée. C’est d’ailleurs ce qui explique que les partis n’ont ni la même organisation ni la même idéologie. Comme le souligne Maurice Duverger, «Les partis réunissant des notables en comités locaux, les partis de cadres correspondent à la structure de l’État libéral du 19e siècle, reposant sur des notables bourgeois (partis libéraux), ou aristocratiques (partis conservateurs). La vie politique est alors étroitement limitée au cercle des classes dirigeantes et les oppositions des partis traduisent les conflits entre ces classes ou entre fractions d’une même classe. Les partis de masse naissent à la fin du 19e siècle et correspondent à l’extension de la démocratie qui s’ouvre à la quasi-totalité de la population grâce au suffrage universel. Ce nouveau type de partis, qui ont une base beaucoup plus élargie composée d’ouvriers, d’employés ou des éléments de la classe moyenne sont plus centralisés, plus disciplinés. Ils ont en plus une vocation à l’éducation politique systématique
E) L’État de droit, c’est l’alternance politique
L’élection et les partis ont pour conséquence l’alternance au pouvoir. A intervalles réguliers, les partis politiques soumettent au jugement du peuple des programmes politiques représentant les intérêts de leurs bases sociales. Le peuple, par son vote, manifeste son choix et confère au pouvoir ainsi élu sa légitimité et sa légalité. Mais comment expliquer que la possibilité de l’alternance politique soit si largement ouverte dans les démocraties libérales ? S’il en est ainsi, c’est parce que alternance signifie avant tout changement d’équipe pour une même politique. L’Angleterre, les Etats-Unis ou l’Allemagne, en donnent la parfaite illustration, puisque finalement, il n’existe pas dans ces pays l’expression d’une possible subversion du système. Cette situation a cependant des explications historiques.
Au début du 19e siècle, la vie politique est étroitement limitée au cercle des classes dirigeantes (aristocratie, bourgeoisie). Entre ces classes, il n’existe que des divergences et non des contradictions antagoniques, car dans le fond, elles défendent le même système social. Que ce soit l’une ou l’autre classe ou fraction de classe qui dirige, l’État ne change pas la forme de celui-ci. L’alternance se ramène, par conséquent, à un simple changement d’équipe, la politique mise en œuvre étant, dans le fond, toujours la même. Mais cette situation se modifie à partir de la fin du 19e siècle avec la naissance des partis de masse. Ceux-ci sont la conséquence de l’élargissement de la démocratie qui s’ouvre à la quasi-totalité de la population avec le suffrage universel. Ainsi naît la possibilité pour les populations n’appartenant pas à la classe dominante de participer à la vie politique pour éventuellement la changer. De ce point de vue, les partis de masses apparaissent comme l’expression de ce possible changement, non pas « d’équipe pour une même politique », mais bien au contraire un changement de politique.
F) L’État de droit, c’est la légalité
La légalité s’impose à travers le développement de l’administration qui constitue à la fois un moyen d’intégration et de contrôle sur les citoyens, le mode d’organisation de l’État de droit et la traduction de l’égalité des citoyens par le procédé de recours pour excès de pouvoir. Il n’y a d’État que là où existe l’administration. Les progrès de l’administration s’accompagne de ceux de la légalité, la légalité étant le mode d’existence de l’administration. L’existence de l’État de droit ne peut se faire en dehors du développement consubstantiel du droit de l’État. L’État de droit est ainsi une administration au service de l’intérêt général. Cette notion d’intérêt général fait que l’administration fonctionne à l’arbitrage. Quant au principe de la légalité, il permet d’établir l’égalité des citoyens et de présenter l’État comme représentant de l’intérêt général. Le législateur a pour but l’intérêt général. L’administration et le service public réalisent l’intérêt général. Dans l’État de droit, le législateur vote la loi, le juge applique la loi. Le professeur de droit décrit de façon objective, le système juridique. Telle est la division des tâches dans l’État de droit. Mais mieux qu’une simple technique, cette répartition renvoie à des fonctions sociales distinctes.
II. L’État de droit, un idéal politique pour l’Afrique ?
Comme nous venons de le voir, l’État de droit, c’est-à-dire l’État en tant que manifestation de l’intérêt général, n’est pas une création volontariste, le produit d’évolution à marche forcé. Il correspond à une transformation profonde de la base sociale des sociétés en question. Cette transformation a-t-elle quelque rapport avec celui en cours en Afrique ? Pourquoi malgré la présence du droit, de la loi, des constitutions, l’État en Afrique ne fonctionne-t-elle pas selon les dispositions constitutionnelles et légales ?
Les premiers traits qui distinguent l’État en Afrique des États-nations occidentaux, ce sont bien les conditions de sa genèse. L’État en Afrique « moderne » n’est pas le produit d’une évolution interne des sociétés africaines. C’est un État dérivé et cette dérivation résulte de la nécessité historique et logique de la forme État pour la reproduction du capital mondial et des besoins de développement économique à l’échelle nationale. Mieux que les rapports économiques, c’est la colonisation qui crée en Afrique des administrations qui se transforment à la faveur des indépendances en un État au sens d’État juridique (un territoire, une population, un gouvernement).
Dans le fond, les États ainsi créés viennent se superposer aux institutions politiques africaines qu’ils bloquent dans leur évolution interne ou avec lesquelles ils coexistent contradictoirement. Ainsi coexistent à l’intérieur des nouveaux « États », le droit, la loi, la constitution, propre à l’État bourgeois transplanté et répondant aux besoins de l’accumulation du capital et les institutions africaines pré-capitalistes et précoloniales dont certaines s’apparentent à la féodalité et régies bien plus par la coutume que par la loi. « Ce qui a frappé les « explorateurs » dès le XVIe siècle et qui donne lieu à des recherches aujourd’hui, écrit Jean Suret-Canale, c’est la présence en Afrique noire de « royaumes dont l’organisation n’est pas sans analogies avec le système féodal que l’Europe avait connu.»
La soumission de ces sociétés féodales aux intérêts des sociétés capitalistes européennes à travers la traite négrière, le commerce transsaharien prit au XIXe siècle le contenu d’une colonisation qui systématiquement entreprit d’asseoir la richesse des uns sur le pillage des autres. Alors que le commerce transsaharien renforçait et développait les États-royaumes africains, la traite va les ruiner et les désagréger. L’économie de traite déforme complètement le féodalisme africain au point que, par la suite, l’oeuvre de la colonisation aidant, on peut dire que la société traditionnelle africaine ne pourra plus transiter vers un mode de production moderne ; la société africaine est « achevée comme société dépendante, périphérique, et en ce sens bloquée »
Le second trait de l’État en Afrique, c’est le fait que dans tous les États en Afrique, il y a certes du droit, de la loi, des constitutions, mais que l’État ne fonctionne pas selon la loi. La séparation des pouvoirs bien qu’inscrite dans les constitutions ne fonctionne pas dans la réalité. L’indépendance de la justice reste illusoire, l’égalité des usagers devant le service public problématique. Alors que le droit est un lieu social où se pratiquent la conciliation et la réconciliation, il est ici lieu de controverse. C’est donc pourquoi, il nous faut chercher ailleurs que dans les procédures constitutionnelles une explication qui rende compte de la réalité politique en Afrique.
A) Le Parti-État comme forme moderne de l’État absolutiste en Afrique
Dans l’Afrique postcolonial s’est développé presque partout un système politique autoritaire fondé sur le parti unique. La justification qui en était faite est qu’il n’existait pas de classes sociales aux intérêts antagoniques et par conséquent, pas de lutte de classes. L’ensemble des populations étant supposées avoir les mêmes intérêts, la nécessité d’une représentation politique par un parti unique allait donc de soi. Ainsi décrété creuset de l’unité nationale, le parti unique apparaissait dès lors comme le cadre capable de mobiliser les populations contre le sous-développement.
En fait, derrière l’objectif d’unité nationale et de développement économique, il s’agissait de bâtir un État national à l’image de la bourgeoisie européenne aux 17 e – 18 e siècles, un État capable de conduire l’accumulation primitive du capital. Ainsi du point de vue politique, à l’État absolutiste européen du 19e siècle correspond en Afrique l’État autocratique à parti unique. Or, faut-il le rappeler, sous l’État absolutiste il n’y avait pas d’élections et, par conséquent, pas d’alternance politique. On comprend donc que sous le règne de l’État autocratique, il n’y ait également pas eu d’alternance, vu qu’il n’existait qu’un parti unique.
B) La division des sociétés africaines en classes et la crise de l’État
De plus en plus les États en Afrique apparaissent comme des États de classes, bien que le progrès de la conscience de classe reste encore insuffisant. Cette division des sociétés africaines en classes sociales aux intérêts divergents voire antagonistes et le progrès de la conscience de classe, tout au moins en ce qui concerne les couches supérieures des différentes classes, expliquent la multiplicité des représentations politiques et les crises politiques. Il reste que les classes moyennes naissantes, en introduisant la possibilité de subversion du système politique, n’ont pas encore joué, à travers les représentations politiques qu’elles se sont construites, le rôle d’éducateur politique à l’image des partis de masse d’occident. Toutefois, la croissance de la conscience nationale et de la conscience de classe se heurte aux intérêts des propriétaires réels des moyens de production et d’échange. Si la bourgeoisie compradore reflète les intérêts de l’impérialisme, il n’en est pas de même pour la petite bourgeoisie ou la bourgeoisie nationale et les masses. Il en résulte que la participation de ces classes à la vie politique s’organise en termes de subversion du régime et de l’ordre ancien. Autrement dit, l’État politique comme réalisation de l’intérêt général s’impose progressivement. Mais cette progression est ralentie par la crise qui a un effet contradictoire. Par le désengagement de l’État, la libéralisation et les privatisations qu’elle entraîne, elle conduit à déposséder les citoyens de leur droit réel d’expression, au recul de la légalité et de l’administration en tant mode et forme d’organisation de l’État de droit, mais en même temps, le recul de l’État et ces enjeux accroissent la conscience des citoyens de l’absence de l’État et de la nécessité de sa défense en tant que bien commun. Plus la société civile se constitue en tant que réalité autonome, plus la conscience d’un État de droit représentatif de l’intérêt général progresse.
L’État qui émerge progressivement de la crise de l’État postcolonial est porté ainsi à dépasser les limites de l’État autocratique dans la mesure où il apparaîtra de plus en plus comme l’union des individus réalisée pour protéger mutuellement leur propriété.
En d’autres termes, la construction d’un nouveau pacte social fondé sur la conscience des citoyens des intérêts aussi bien nationaux que de classe constitue la condition d’un État de droit.
Résumons-nous. Aux deux premières décennies des indépendances correspond l’État autocratique à parti unique. A ce stade, l’État est certes un État de droit, mais un État de droit non démocratique, puisque le lien entre la société civile et l’État est assuré par un seul parti politique qui, malgré sa prétention, ne reflète pas les contradictions au sein de la société civile. La période qui va de 1980 à maintenant correspond à la crise de l’État autocratique, crise qui correspond elle-même au progrès de la conscience nationale et de la conscience de classe. Cette crise qui est une crise de légitimité de l’État apparaît à la fois comme un procès de déstructuration mais également de restructuration de l’État en ce qu’elle entraîne l’élévation du niveau de conscience des citoyens de leur liberté. Or être libre, c’est être responsable.
Construire l’État de droit impose que les citoyens africains s’approprient leur État. Or, une telle appropriation ne peut se faire sans rupture avec ce qui constitue le passé de ces États. Ce processus peut revêtir des formes différenciées. Tantôt pacifique quand il est fondé sur l’équilibre des forces sociales, ce processus peut s’avérer parfois violent quand cet équilibre n’est pas réalisé. Ainsi va la construction d’une nouvelle légalité. Il s’agit donc d’inverser l’ordre des choses : substituer à la primauté de l’économique qui a prévalu pendant un demi-siècle, la primauté du politique.
Pour cela, à la critique des armes, il faut substituer l’arme de la critique, cette critique qui, lorsqu’elle s’empare d’un peuple, est capable comme une idée-force de le mettre en mouvement à la critique des armes. Qu’est-ce que cela signifie ? Je l’ai souligné plus haut que le droit n’a pas d’existence propre. Il est une production sociale. Pour que la loi soit respectée, elle doit correspondre à un équilibre des intérêts, à un équilibre des forces sociales, à une synthèse des contradictions. La loi doit donc être le produit d’un compromis.
Dans un pays où les infrastructures économiques sont pour l’essentiel la propriété de capitalistes étrangers, la loi ne peut raisonnablement refléter les intérêts nationaux sans être en contradiction avec les intérêts extérieurs. Pour rétablir l’adéquation des intérêts nationaux et des lois, il apparaît juste de jeter les bases d’un État national. La lutte pour l’État de droit se confond actuellement avec la lutte pour l’appropriation nationale de l’État.
Il ne suffit donc pas de rédiger des constitutions, de promulguer des lois, de proclamer des droits. Avant de rechercher l’équilibre des pouvoirs dans les textes constitutionnels, ne vaudrait-il pas mieux rechercher les moyens d’y parvenir dans la réalité ? Il faut avant tout construire les conditions du respect de la loi, des droits et de la constitution. On ne peut contraindre une société à se conformer à la loi, si celle-ci n’est pas la cristallisation des intérêts de l’ensemble des membres de la société. Car le droit n’a pas d’existence propre. Les crises actuelles de l’État postcolonial, malgré son caractère désespérant, comporte en son sein, les éléments d’un progrès vers la constitution d’un État, véritable incarnation de l’intérêt général, fondé sur la loi, même si l’État ne constitue en dernière analyse qu’un État de classe. Le progrès de la conscience nationale et celle des intérêts particuliers constituent la condition du progrès de l’État de droit. La centralisation et la décentralisation constitue des modes d’objectivation de l’État susceptible d’engendrer un retournement positif du processus de déconstruction en cours qui est, en fait, un processus de déconstruction-reconstruction mais pas à l’identique. Il n’y a pas de quoi désespérer.
« Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement le point de vue du CERAP. »
Source:http://africanalyses.cerap-inades.org/africanalyses
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