La Cour de justice de la CEDEAO inflige un cinglant camouflet à l’Etat togolais

L’intégralité de la décision de la Cour

transcrite par Olivier A.

L’affaire d’exclusion de neuf députés ANC du Parlement en novembre dernier a connu vendredi son dénouement à Porto-Novo en territoire béninois, où l’Etat togolais s’est fait sévèrement taper sur les doigts par la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cédeao) qui l’a condamné à réparer les préjudices qu’il a fait subir aux députés Anc arbitrairement exclus. La Cour a également ordonné à l’Etat togolais de verser à ces députés, trois (3) millions de F CFA à titre de dommages et intérêts. Mais comme il fallait s’y attendre, le régime togolais rechigne à s’exécuter, ce qui explique les gymnastiques et pirouettes intellectuelles auxquelle s’adonnent certains proches du pouvoir en place qui essaient de faire de la diversion.

Voici in extenso, les termes de la décision rendue par la Cour de justice de la Cédeao et les réactions de Me Edah N’Djelé, avocat de l’Etat togolais, Me Doe-Bruce Ruben, député au parlement et Jean-Pierre Fabre, président de l’Alliance nationale pour le changement (Anc).

De la recevabilité de la requête

Mme Manavi Isabelle et ses co-requérants, évoquent au terme de leur requête la violation de leurs droits de l’Homme par l’Etat togolais sur le territoire de la République togolaise, Etat-membre de la Communauté Cedeao. Cette évocation faite sur la base des articles 9 et 10 du Protocole additionnel 2005 relatif à la Cour est amplement suffisante pour déclarer recevable la présente requête initiée par des personnes physiques revendiquant la qualité de victime de violations des droits de l’Homme qui auraient été commises sur le territoire d’un Etat-membre de la Communauté. En conséquence, la Cour déclare recevable la requête de Mme Manavi Isabelle et de ses huit (8) co-requérants.

De la soumission de la requête à la procédure accélérée
Par requête séparée, reçue au greffe le même jour que la requête principale, les requérants ont sollicité les bénéfices de la procédure accélérée prévue à l’article 59 du règlement de la Cour.

La Cour note que les requérants ont respecté la forme du dépôt prescrite par l’article 59.

Elle relève toutefois que l’urgence particulière prescrite par ce texte n’est pas établie car la cible de l’indication par les requérants de la date pour le renouvellement de l’Assemblée nationale (togolaise, ndrl) prévue pour septembre 2012 n’est pas pertinente dans la mesure où rien n’empêche les requérants de présenter leur candidature à cette élection à titre personnel ou dans le cadre de leur nouveau parti. Aussi, la Cour est d’avis qu’il échet de rejeter la demande tendant à soumettre la présente cause à la procédure accélérée.

De la compétence de la Cour

Les questions sur les appréciations de la Cour à savoir la transmission par le Président de l’Assemblée nationale, à la Cour Constitutionnelle de lettres de démission attribuées aux requérants puis contestées par ceux-ci, et la décision du 22 novembre 2010 de la Cour constitutionnelle prise à la suite de cette transmission relèvent-elles de la compétence de la Cour (de la Cedeao, ndrl) comme étant susceptible de constituer des violations des droits de l’Homme des requérants comme ils le soutiennent ?

La Cour note de prime abord que la simple référence aux instruments internationaux suscités qui constituent l’essentiel de l’ordre juridique communautaire en matière de droits de l’Homme induit la compétence formelle de la Cour telle que déterminée par les articles 9-4 en ce qui concerne la matière, et 10 qui concerne la saisine de la Cour. Que sa jurisprudence étant constante à cet égard, la Cour se doit de retenir sa compétence et statuer sur le fond.

Au fond

La Cour doit déterminer si la transmission par le président de l’Assemblée nationale de lettres de démission attribuées aux requérants mais contestées par ceux-ci et la décision prise par la Cour constitutionnelle suite à cette transmission constituent, comme l’affirment les requérants, des violations des droits de l’Homme à leur détriment.

Quoi que s’agissant d’une initiative du président de l’Assemblée nationale suivie d’une décision de la Cour constitutionnelle, la procédure qui a conduit les requérants à la privation de leurs postes de députés doit être analysée dans son ensemble comme étant un acte qui oblige l’Etat du Togo à l’égard de ses engagements internationaux en matière de droit de l’Homme.
La Cour est d’avis que si une prétendue violation du droit à un procès équitable est en cause, c’est l’examen du procès dans sa globalité qui va permettre d’affirmer s’il y a eu respect ou non de ces droits.

En l’espèce, la procédure qui a conduit à la déclaration de perte du mandat des requérants a été déclenchée par le président de l’Assemblée nationale qui a décidé de transmettre à la Cour constitutionnelle des lettres de démission de certains députés qu’il a reçues du groupe parlementaire de l’UFC auquel les requérants appartenaient.

Il est vrai que l’article 6 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale dispose que « Tout député régulièrement élu peut se démettre de sa fonction. Les démissions sont adressées au président qui en donne connaissance à l’Assemblée nationale dans la plus prochaine séance, il les notifie à la Cour constitutionnelle ».

Il ressort de cet article que rien n’empêche un député régulièrement élu de prendre l’initiative de présenter par écrit, sa démission par une lettre adressée au président de l’Assemblée nationale.

Toutefois les députés concernés nient avoir pris l’initiative de renoncer à leur mandat et avoir adressé une lettre de démission au président de l’Assemblée nationale.

L’analyse qui est faite de la cause amène la Cour à conclure qu’aucune lettre de démission n’a été présentée au président de l’Assemblée nationale par les requérants dans cette affaire.
Il est établi que le président de l’Assemblée nationale a reçu du nouveau leader du groupe parlementaire de l’UFC des documents qui ont été signés par les personnes concernées quand celles-ci n’étaient encore que de simples candidats au poste de député. Lesdits documents étaient ainsi libellés : « Je vous informe qu’à partir de cette date, je renonce à mon mandat pour des raisons de convenance politique ».

Toutefois, ces documents ne peuvent être considérés comme étant une lettre de démission au sens de l’article 6 du règlement de l’Assemblée nationale.

En effet, selon cet article, une lettre de démission doit être signée par le député régulièrement élu. Statut juridique que les signataires n’avaient pas acquis au moment de la signature desdites lettres. Ce qui n’est pas contesté par les défenseurs.
D’autre part, il résulte des faits de la cause que les requérants n’ont jamais exprimé leur volonté de démissionner en remettant ou en envoyant une lettre au président de l’Assemblée. Bien au contraire, ils ont réfuté devant la plénière de l’Assemblée nationale avoir eu l’intention de démissionner, ce qui est d’ailleurs confirmé par la création d’un nouveau groupe parlementaire.

Cependant, si les députés concernés n’ont accompli aucun acte de démission, cela signifie que les conditions telles que prévues à l’article 6 du règlement de l’Assemblée nationale n’ont pas été observées. Raison pour laquelle lesdites lettres ne devraient pas être transmises à la Cour Constitutionnelle.

C’est ainsi que la première réaction du Président de la Cour Constitutionnelle aux lettres de démission a été d’envoyer au Président de l’Assemblée Nationale la lettre du 17 novembre dénonçant l’irrégularité dans la procédure et demandant que soit respecté l’article 6 du règlement intérieur de l’Assemblée Nationale.

La non régularité de cette procédure a amené le Président de l’Assemblée Nationale à statuer comme elle l’a fait, privant ainsi les requérants de leur mandat sans qu’ils aient été entendus.

En effet, la Déclaration universelle des droits de l’Homme dispose à son article 10 que toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial qui décidera soit de ses droits et obligations, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale jugée contre elle.
Et l’article 7 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples dispose : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue». Ces droits comprennent le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de toute violation des droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois et règlements en vigueur.

L’article 1er H du Protocole additionnel de la Cedeao sur la démocratie et la bonne gouvernance dispose que : « Les droits contenus dans la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples et les instruments d’intégration sont garantis dans chacun des Etats membres de la Cedeao ».

Tout individu ou toute organisation a la faculté de se faire assurer cette garantie par les juridictions de droits communs ou par une juridiction spéciale ou par toute institution nationale créée dans le cadre d’un instrument international de défense des droits de la personne.

En clair, en l’absence de juridiction spéciale, le présent Protocole additionnel donne compétence aux organes judiciaires de droit civil ou commun.

Dans les circonstances de l’espèce, la Cour conclut à la violation de la part du Togo, du droit des requérants à être entendus.

Les requérants allèguent également la violation de leur droit d’association prévu dans l’article 10-2 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples. Cette violation n’ayant pas été prouvée par les requérants, la Cour rejette la demande.
Les requérants ont sollicité la condamnation de l’Etat du Togo à leur payer au titre de dommages et intérêts, une somme que la Cour estimera suffisante en réparation du préjudice subi.
Les requérants, même s’ils n’ont pas exposé les éléments constitutifs et la nature de leur préjudice, ont cependant laissé à l’appréciation de la Cour le montant de ce préjudice.
La Cour juge que les requérants ont été privés d’un droit fondamental de l’Homme qui est le droit à un procès équitable. Il est dès lors normal de réparer le préjudice subi par les requérants.

Par ces motifs, la Cour statuant publiquement et contradictoirement, en la forme rejette l’exception d’incompétence soulevée par l’Etat du Togo.

Se déclare compétente pour examiner les allégations de violation des droits de l’Homme commis par l’Etat du Togo.

Dit que la demande de soumission de la présente affaire à la procédure accélérée est rejetée, les requérants n’ayant pu justifier d’aucun motif légitime.

Au fond, dit qu’il y a violation par l’Etat du Togo du droit fondamental des requérants à être entendus tel que prévu aux articles 10 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et celle de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples.

En conséquence, ordonne à l’Etat du Togo de réparer la violation des droits de l’Homme des requérants et de payer à chacun, le montant de trois millions de francs CFA.
Met les dépenses à la charge de l’Etat du Togo.

Décision transcrite par Olivier A.
www.liberte-togo.com 10 octobre 2011