Les étudiants annoncent l’harmattan du Nord
On ne peut maintenir éternellement au silence même le peuple le plus soumis, dit-on souvent. Cette assertion, les étudiants des Universités du Togo et plus particulièrement ceux de l’Université de Kara semblent l’avoir confirmé. D’habitude réservés et indifférents, laissant leurs camarades de Lomé prendre la tête des revendications estudiantines, ils ont cette fois-ci, manifesté leur ras-le-bol. Une manifestation d’une violence plutôt rare dans une ville qui, en plus d’être considérée comme le fief électoral du pouvoir en place, se trouve être la ville native du chef de l’Etat. Au-delà d’une simple manifestation d’étudiants, ces événements ont eu le mérite de démontrer que la chute du régime en place pourra provenir de n’importe où, même de ses propres fiefs.
Tout est parti de la décision du gouvernement de supprimer les cinq tranches d’aides de 20.000 Fcfa accordés aux étudiants au cours de l’année universitaire et d’instaurer désormais le système de bourses. Cette décision devait en principe réjouir tout le monde. Mais seulement voila. Selon les explications des autorités, ce système de bourse ne prendra en compte que les étudiants les plus méritants, c’est-a-dire les meilleurs. Inacceptables pour les apprenants du campus qui, se sentant lésés par la nouvelle disposition gouvernementale, se jettent dans les rues pour manifester leur mécontentement. Ces manifestations se sont déroulées aussi bien à Lomé qu’à Kara. Toutefois, à Kara, elles ont été d’une violence à couper le souffle.
Envahissant les rues de la ville, les étudiants, pour manifester leur colère, y ont dressé des barricades et brulé des pneus. D’après des images montrées par la télévision nationale, ils s’en sont pris aux édifices publics en les saccageant systématiquement, aux véhicules de l’Etat ainsi qu’aux domiciles privés de certains barons du pouvoir dont celui du ministre de l’Administration territoriale, Pascal Bodjona. Pire, des informations venant de Kara ont fait état de ce que les étudiants se sont rendus au bureau de la préfecture et pris en otage des heures durant le préfet de la localité ainsi que certains de ses proches collaborateurs. Il a fallu l’intervention tout aussi violente des forces de l’ordre pour calmer les ardeurs de ces jeunes décidés à en découdre avec les autorités.
« A Kara, les manifestants ont en effet, perpétré des actes de vandalisme dans la ville, commettant des voies de fait sur des autorités administratives et dégradant des édifices publics, ainsi que des domiciles privés. Cette violence a occasionné des dégâts matériels très importants », peut-on lire dans le communiqué rendu public par le gouvernement à la suite des événements.
L’intervention des forces de l’ordre, au lieu d’apporter une accalmie, a plutôt galvanisé les manifestants qui leur ont livré une véritable bataille. Jet de pierres et de projectiles d’un coté, usage de gaz lacrymogènes de l’autre, la manifestation se serait transformée en véritable guérilla urbaine si les policiers et gendarmes dépêchés sur les lieux n’avaient pas élevé le niveau de leur intervention.
Face a cette violence à laquelle il ne s’attendait surement pas, le gouvernement n’a trouvé d’autres moyens que de fermer temporairement les deux Universités. Une mesure qui, selon lui, vise à engager la recherche des solutions dans un climat apaisé.
Kara connaît désormais son harmattan…
Jusqu’alors, seule la capitale économique Lomé était considérée comme le bastion d’éventuelles protestations contre le pouvoir en place ou contre ses décisions impopulaires. Les Togolais, du moins dans leur majorité, étaient loin d’imaginer que Kara surpassera Lomé un jour. C’est justement la raison pour laquelle beaucoup ont été surpris.
En presque quarante ans de règne du président Gnassingbé Eyadèma, cette ville considérée comme son fief électoral, n’a été ébranlée une seule fois par aucune manifestation que ce soit. Même au plus fort de la crise des années 90 qui a failli emporter le régime de Gnassingbé père, elle est restée imperturbable et égale à elle-même. On se souvient encore comme si c’était hier de ces moments où, quand on vomit le RPT à Lomé, on lui adresse des félicitations à Kara. Quand on manifeste contre les dérives dictatoriales d’Eyadèma dans les rues de Lomé, on lui organise des marches de soutien à Kara. C’est ce à quoi cette ville a habitué les observateurs. D’ailleurs, qui, dans les années 90, même s’il en ressentait l’envie, pouvait avoir le courage de sortir dans les rues de Kara pour protester contre le Général Eyadèma, quand on sait qu’à un moment donné, cette ville était tenue d’une main de fer par le puissant et féroce Colonel Ernest Gnassingbé. Il faut avoir un courage de lion pour oser se lancer dans cette aventure dont on connait l’issue d’avance : la mort ou mieux, la prison et la torture.
Les choses ne vont guère changer avec l’arrivée de Faure Gnassingbé au pouvoir. Les violences intervenues à la suite des élections contestées d’avril 2005 avec leurs lots de morts ont laissé Kara intacte. Pas un seul contestataire dans les rues, pas un seul mort, pas un seul blessé. Du moins officiellement.
Compte tenu de tous ces paramètres, il y a des raisons de s’étonner du fait que Kara connaisse un tel bouillonnement.
Les événements qui se sont déroulés la semaine dernière dans cette ville septentrionale semblent peut être banals aux yeux d’un néophyte. Mais, à l’analyse, il y a de quoi conclure que si les manifestations estudiantines de cette ville se transformaient en insurrection, elles pourront emporter le régime beaucoup plus facilement que si elles avaient lieu à Lomé ou dans une autre ville de l’intérieur du pays. Dans la mesure où il sera très difficile au pouvoir de réprimer ces manifestations dans le sang. Ceci pour plusieurs raisons.
D’une part, cette ville est considérée comme son fief électoral. Dans ces conditions, il aura toutes les difficultés du monde à réprimer une manifestation là-bas de peur de perdre son électorat non seulement à Kara, mais aussi dans tous les villages environnants.
D’autre part, même s’il a une mère sudiste, Faure Gnassingbé est avant tout un Kabyè de sang. Au nom de son amour pour ses frères de la même ethnie (encore faut-il qu’il y en ait), on ne le voit pas alors en train de les tuer pour se maintenir au pouvoir.
Ensuite, à supposer qu’aveuglé par le pouvoir, il décide de sacrifier ses frères pour se maintenir à la tête du pays, il se heurtera à un moment donné à un obstacle majeur : l’armée. Composée, selon certaines statistiques, à 80% de Kabyè, les militaires, a un moment donné, s’opposeront à la répression d’une population à qui non seulement ils sont liés par une fibre ethnique, mais qui contient aussi leurs proches notamment leurs pères, mères, frères et sœurs.
On ne peut confiner définitivement un peuple dans la dictature et la répression. Cette leçon, de nombreux régimes dictatoriaux notamment ceux de Ben Ali en Tunisie, Hosni Moubarak en Egypte et surtout Mouammar Kadhafi en Lybie l’ont appris à leur dépends. De la même manière, aucun chef d’Etat ne peut acheter longtemps le silence de son peuple ou des membres de son ethnie s’il ne leur donne pas à manger. Car, tôt ou tard, la faim les poussera à crier leur ras-le-bol.
Les étudiants ne refusent pas que des bourses soient données aux plus méritants. Seulement, ils veulent une allocation de secours pour tout le monde. D’aucuns diront que l’Etat n’a pas les moyens financiers nécessaires pour satisfaire une telle revendication. Peut-être est-ce vrai. Mais, cet argument ne suffira pas pour convaincre de pauvres étudiants togolais frustrés de voir qu’au sommet de l’Etat, quelques individus vivent dans l’opulence totale, disposent de maisons à l’étranger, circulent dans des voitures de luxe payées à coût de milliards de fcfa. Alors qu’eux autres cherchent en vain ne serait-ce que le minimum vital. C’est d’ailleurs conscient du fait que ceux qui sont aux affaires trichent le peuple que les étudiants de Kara s’en sont pris aux domiciles de certains barons du RPT.
D’après un imminent économiste togolais, on ne peut lutter contre la pauvreté au Togo au 21eme siècle en distribuant des houes, des coupe-coupe et des dabas aux paysans. D’après cet économiste, on ne peut lutter contre la pauvreté qu’en procédant à une répartition égale des richesses du pays.
Faure Gnassingbé et son entourage feraient mieux de comprendre les choses dans ce sens. Sinon, tôt ou tard, ils baliseront eux-mêmes la voie à une insurrection générale qui pourra les emporter.
Au-delà des étudiants, la révolution change de camp…
Ceux qui ont suivi avec attention les contestations estudiantines de Kara la semaine dernière ne se sont pas trompés en arguant que le mouvement avait mobilisé toute la ville de Kara. Bien évidemment, les contestations sont interdites dans cette localité, non pas parce que ce peuple mange à sa faim ou boit à sa soif, mais justement parce qu’il est établi une situation de terreur qui réprime systématiquement toute velléité de protestation.
Les personnalités de l’ethnie Kabyè qui ont osé braver cette situation se sont systématiquement retrouvées neutralisées. Ou bien jetées en prison, ou bien éliminées ou encore dépouillées de toute substance vitale. En avril 2009, à l’arrestation de Kpatcha Gnassingbé, une vague de protestation s’était engagée pour réclamer la libération immédiate du député de la Kozah. Cette mobilisation aurait pu être le déclenchement d’un mouvement fort contre le pouvoir en place si rapidement les meneurs n’ont pas été arrêtés, torturés et jetés en prison.
C’est justement pour cette raison qu’en marge des manifestations de la semaine dernière, on pouvait entendre des slogans appelant à la libération de Kpatcha Gnassingbé et des ses codétenus.
Ailleurs, une interprétation politicienne est autorisée. Le régime en place incarné par Faure Gnassingbé est actuellement dans une mutation difficile. Celle de la dissolution du RPT pour un nouveau parti. Cette métamorphose divise les acteurs politiques de la région qui peuvent aussi tirer sur les ficelles des contestations. Eau trouble, est naturellement gain de pêcheur. La confusion qui naîtra de ces manifestations pourra retarder l’exécution et l’inhumation du parti de Gnassingbé Eyadéma, le Rassemblement du Peuple Togolais.
Enfin, la mauvaise répartition des ressources de l’Etat n’affecte pas que les populations du sud du Togo. Elle affecte également les populations du Nord, notamment de Kara jugée comme fief du parti au pouvoir. Les jeunes de cette localité en ont marre de voir les barons du parti engager des dépenses folles dans des manifestations politiques et l’acquisition des biens mobiliers et immobiliers. Ils en ont marre de voir l’argent de l’Etat distribué à des fins souvent futiles alors qu’ils ont juste besoin de l’essentiel pour vivre. C’est cette indignation qui s’illustre par la destruction des biens publics et privés, notamment les domiciles de Pascal Bodjona et d’Abass Bonfoh.
Désormais, avec un monde en pleine mutation, la révolution n’a plus de frontière. Les indignés se trouvent partout et peuvent agir de façon surprenante. La révolution n’a plus de fief. Il peut provenir de partout, même d’une localité insoupçonnée.
C’est pourquoi, au delà d’une interprétation superficielle du mouvement de Kara que l’on considère comme des revendications estudiantines, le pouvoir devrait voir plus loin et comprendre que la chute viendra de partout, mais aussi du nord. Les incidents estudiantins ne sont que les premiers avertissements d’une situation inquiétante.
Rodolph TOMEGAH
L’Indépendant express N° 190 du mardi 13 décembre 2011