Faure Gnassingbé guetté par le sort de Hissène Habré et de Jean-Pierre Bemba

Le 15 septembre 2011, la guerre familialo-étatique qui opposait les deux frères ennemis de la « Grande royale » togolaise a connu son épilogue. Et c’est le plus « faure » qui l’a emportée. Kpatcha Gnassingbe est condamné à 20 ans de réclusion ; déchu de tous ses droits civiques ; tous ses biens sont confisqués. C’était donc la fin de la saga. Il a ainsi réussi (sic) à régler les comptes et à neutraliser, pour environ 18 ans, la plus grande menace familiale à son règne, tant par sa forme physique que ses ambitions, et ainsi à blinder son fauteuil. Personne et rien ne devraient plus, a priori, s’opposer à ses envies de s’éterniser au pouvoir. Mais à quel prix ?

Entre autres, celui de tortures et autres traitements cruels, inhumains et dégradants commis sur les inculpés de l’affaire d’atteinte à la sûreté de l’Etat au sein du royaume de Yotroféï Massina, l’Agence nationale de renseignement (Anr). Des crimes imprescriptibles combattus par tous les instruments juridiques internationaux. Et c’est ici que Faure Gnassingbé est guetté par le sort de l’ancien président tchadien Hissène Habré et de l’ex rebelle congolais Jean-Pierre Bemba ; d’autant plus que les avocats de la défense révélaient, en conférence de presse, mardi à Brother Home, qu’une plainte a été déposée contre le Col Yotroféï Massina devant la Cour pénale internationale (Cpi) pour torture et traitements inhumains.

Les cas Hissène Habré et Jean-Pierre Bemba

L’ancien président tchadien, qui avait régné de main de maître sur son pays durant huit (08) bonnes années, avait été déposé en 1990 par un coup d’Etat, et vit depuis lors en exil au Sénégal. Mais en plus d’avoir perdu le pouvoir, il a des démêlés avec la Justice internationale. Hissène Habré est poursuivi depuis l’an 2000 pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et…tortures, suite à des plaintes déposées auprès de la Cour pénale internationale (Cpi) par des associations de victimes de ses années de gloire. Dans un rapport adressé à l’époque aux autorités sénégalaises, les mouvements de défense des droits de l’Homme avaient détaillé quatre-vingt-dix-sept (97) cas d’assassinats politiques, cent quarante-deux (142) de torture et cent (100) de disparitions sous son régime. Et selon les plaignants, Hissène Habré porte « une responsabilité personnelle et directe » dans les exactions commises au Tchad entre 1982 et 1990 où, d’après leur enquête, « plus de 40.000 personnes auraient été sommairement exécutées ou seraient mortes en détention, et 200.000 autres soumises à la torture ».

Le 3 février 2010 Dakar annonça être prêt à le juger et il fut inculpé par le juge Demba Kandji pour « complicté d’actes de tortures ». C’était un soulagement chez les victimes, leurs proches et les défenseurs des droits de l’Homme. La responsable du Haut Commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme de l’époque, Mme Mary Robinson s’en était félicitée. « Le message envoyé par Dakar, dit-elle, est clair : ceux qui commettent, ordonnent ou tolèrent la torture et d’autres violations graves des droits de l’homme ne peuvent plus bénéficier d’une retraite paisible…Les survivants des violations de droits de l’Homme à travers le monde peuvent être réconfortés de savoir que l’impunité pour la torture et d’autres violations ne sont plus la norme même lorsque les accusés sont les plus hauts responsables d’un Etat ». L’inculpation de Hissène Habré « vient confirmer une nouvelle fois que la torture est un crime international qui relève d’une juridiction universelle », a-t-elle ajouté. Même si jusqu’aujourd’hui l’ex homme fort du Tchad n’est pas encore jugé et jouit toujours d’un exil doré au Sénégal, une chose est certaine, cela arrivera forcément un jour, aussi longtemps que l’incriminé vivra, puisqu’on est en face de « crimes imprescriptibles ».

Tout comme Hissène Habré, Jean-Pierre Bemba est poursuivi par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Il est soupçonné d’avoir commis des actes de tortures, des viols, des traitements humiliants et dégradants sur le territoire centrafricain, entre octobre 2002 et mars 2003. A la différence de son compagnon de misère tchadien, l’ex rebelle congolais en exil Jean-Pierre Bemba a été arrêté le 24 mai 2008 et son procès a même déjà commencé à la Cour pénale internationale.

Les similitudes avec le cas Faure Gnassingbé

Hissène Habré et Jean-Pierre Bemba sont poursuivis par la Cpi pour ces chefs d’inculpation, pas parce qu’ils ont personnellement commis ces actes, mais juste pour les avoir commandités, ordonnés, bénits de par leurs fonctions et leurs relations avec les sbires. Dans le cas de Bemba, ce sont les combattants du Mouvement de libération du Congo (Mlc) et nommément de son bras armé, l’Armée de libération du Congo (Alc), venus au secours des troupes loyalistes à Ange Félix Patassé suite au coup d’Etat mené par le Général François Bozizé, qui ont commis sur le sol centrafricain les actes de viols, de tortures et de meurtres, constitutifs de crimes contre l’humanité et crimes de guerre, ainsi que d’atteintes à la dignité de la personne, notamment des traitements humiliants et dégradants, et des pillages constitutifs de crimes de guerre. C’était dans les années 2002 et 2003. Jean-Pierre Bemba n’était pas personnellement sur le terrain en Centrafrique, mais il est inculpé en sa qualité de Commandant en Chef du Mouvement de libération du Congo, d’avoir « contribué de manière essentielle » à l’opération militaire en RCA, [décidée dans le cadre d’un accord avec le Président centrafricain Ange-Félix Patassé, en autorisant l’envoi et le maintien des combattants du MLC en RCA, et donc d’ « être pénalement responsable » des crimes commis par ses troupes. C’est la FIDH qui avait notamment mis en lumière la responsabilité de Jean-Pierre Bemba.

Les crimes reprochés à Hissène Habré aussi, particulièrement les tortures, de toute évidence, il ne les a pas commis personnellement. Ce sont également ses hommes de main, les membres de sa Police politique, la Direction de la documentation et de la sécurité (Dds), et par complicité leurs chefs services et directeurs qui ont posé ces actes qui lui tombent aujourd’hui sur la tête, du fait de son rang de commandeur suprême. Lui-même s’en plaint presque dans une interview dont des extraits ont été rapportés par le confrère panafricain « Jeune Afrique » en juillet dernier. « Je ne nie pas que sous mon régime, il y a eu des choses ou ce qu’on appelle des bavures », reconnaît-il, avant de préciser : « Dans le volumineux dossier constitué (contre lui en Belgique qui souhaite le juger), vous ne trouverez nulle part quelqu’un dire que Hissène Habré l’a torturé ». Et il a pleinement raison. Mais comme c’est sous son autorité que tous ces hommes étaient, sa responsabilité est donc engagée.

Dans le dossier togolais, Faure Gnassingbé n’a jamais été cité comme avoir personnellement torturé quelqu’un dans l’affaire Kpatcha Gnassingbé. Lors du procès qui a été expédié par le « juge inique » Abalo Pétchélébia, un nom revenait sans cesse dans les témoignages des détenus : le Col Yotroféï Massina. A part lui le capitaine Kadanga et le Commandant Kulo aussi ont été cités. Mais comme dans les cas Hissène Habré et Jean-Pierre Bemba, Faure Gnassingbé sera impliqué sans doute du fait que c’est sous son autorité qu’est placée l’Agence nationale de renseignement (Anr), éclaboussée par les allégations de tortures.

Comme un adoubement du tortionnaire présumé

Au-delà d’être mangé à la même sauce que Habré et Bemba, le sort du «Leader nouveau» risque même d’être plus corsé, car il a presque béni les tortures à l’Agence nationale de renseignement et adoubé le Col Yotroféï Massina. Les dénonciations de ces actes ont commencé depuis des mois voire des années. La presse responsable rapportait des témoignages de victimes de ces pratiques pour alerter l’opinion et en appeler à la responsabilité des gouvernants. Les Organisations nationales de défense des droits de l’Homme (Oddh), neuf (09) au total, se sont même donné la peine d’écrire à Faure Gnassingbé. Amnesty International-Togo (AI-Togo), l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat-Togo), l’Association togolaise des droits de l’Homme (Atdh), l’Association togolaise pour la défense et la promotion des droits de l’Homme (Atdpdh), le Collectif des associations contre l’impunité au Togo (Cacit), la Coalition togolaise des défenseurs des droits de l’Homme (Ctddh), Journalistes pour les droits de l’Homme (Jdho), Nouveaux droits de l’Homme (Ndh-Togo) et la Ligue togolaise des droits de l’Homme (LTDH) ont essayé d’attirer son attention sur ces actes « illégaux et inhumains » qui se passent à l’Anr, créée par décret N°2006-01/PR du 26 janvier 2006 et placée sous son autorité directe. Ces Oddh avaient même énoncé les cas de tortures qui leur étaient rapportés : faire mettre une personne à genoux toute une nuit; proférer des menaces réelles de mort, avec arme braquée sur ces personnes pendant des heures; menotter les personnes par arrière pendant 95 jours durant; leur arroser de l’eau glacée sur le corps pendant une bonne partie de la nuit; les contraindre à rester sous la pluie; les contraindre à regarder le soleil pendant 03 heures durant, sans fermer les yeux, ni baisser la tête; rester debout pendant une semaine entière, nuits et jours; se coucher tout nu à même le plancher cimenté ; passer des nuits à côté d’un groupe électrogène en marche…

Et pour tester la bonne foi de Faure Gnassingbé, les Oddh ont demandé à être autorisées à avoir accès à l’Anr et vérifier toutes ces allégations. Mais l’ « Esprit nouveau » n’a même pas daigné donner suite à ce courrier. Le comble, il a plutôt décoré le bourreau de l’Anr, le 27 avril dernier. Le Col Yotroféï Massina a été élevé au rang de « Grand Croix du Mérite ». Ce qui suppose qu’aux yeux de Faure Gnassingbé, le patron de l’Anr fait du bon boulot. Le ministre de la Sécurité et de la Protection civile, le Col Gnama Latta Dokissime dira même plus tard que l’Anr s’acquitte scrupuleusement de sa tâche. De telles sorties des officiels ne peuvent que galvaniser le concerné. Conséquence, le Col Yotroféï Massina s’est senti adoubé et a continué à faire subir ces traitements inhumains aux détenus de l’affaire Kpatcha Gnassingbé et bien autres. « Vous allez sentir mon sadisme », aurait dit aux inculpés dans l’affaire de coup d’Etat le Colonel Massina à leur arrivée dans les locaux du Guantanamo togolais, et d’ajouter : « Si vous voulez, vous pouvez me traduire devant le TPIR (entendez TPI)». Comme si cette onction ne suffisait pas, la Justice de Faure Gnassingbé a aidé le tortionnaire en chef à ne pas comparaitre lors du procès.

Tchad, Togo : les témoignages des tortures

« Pour nous faire avouer des choses, c’était la bastonnade, on nous a bien tapés. On t’oblige à te déshabiller. Ils m’ont déchiré mes habits. (…) J’ai raconté n’importe quoi », témoigne Mme Mando ; « On m’a attaché et on m’a mis l’eau sous pression dans la bouche pour m’obliger à dire que j’étais un agent de la Libye au Tchad », confie Jean Noyoma Kouvounsouna, alors âgé de 28 ans, interrogé pendant trois jours à la Direction de la documentation et de la sécurité (Dds, Police politique) en mai 1989 ; « On était six dans des cellules de 1m50 sur 2 m…On était si serrés que pour me tourner, il fallait que tout le monde se tourne », se souvient Clément Abaifouta, arrêté le 12 juillet 1985 à N’Djamena et détenu près de quatre ans.

C’est là un échantillon des témoignages de victimes dans le dossier Hisseine Habré, qui fait l’objet de poursuites de la Cpi. Mais ceux obtenus au cours du procès Kpatcha Gnassingbé ne sont pas moins émouvants.

« On m’a obligé à dormir durant 10 jours à même le sol dans un empire de moustiques au camp RIT », a témoigné à la barre Amah Olivier. A l’en croire, on le mettait à genoux durant des nuits entières, l’arrosait d’eau fraîche en plein sommeil ; il était parfois privé de nourriture durant plusieurs jours ; on lui faisait passer des nuits à côté d’un groupe électrogène en marche, et pire, il était soumis à des simulations d’exécution. « J’étais aspergé d’eau froide de 18 heures à 6 heures du matin. Atcha Titikpina avait donné l’ordre qu’on me torture. Je suis resté six jours sans me doucher, ni manger », dit Esso Kassiki. « …Je veux que le peuple togolais sache que Massina Yotroféï est un monstre, un sadique, un psychopathe, un nazi. C’est une personne qui éprouve beaucoup de plaisir à faire du mal », lâche le Capitaine Adjinon Lambert. « Je viens d’un enfer, j’ai rencontré le démon, j’ai refusé de lui serrer la main ; il a un visage, son nom c’est Massina Yotroféï », avait déclaré pour sa part le Capitaine Dontéma.

Au regard de ces témoignages, Faure Gnassingbé est-il moins condamnable que Hissène Habré ? Une chose est certaine, une fois qu’une plainte est déposée à la Cpi pour les cas de tortures dans l’affaire Kpatcha Gnassingbé, elle sera jugée un jour, même si c’est une éternité. Même si c’est le Col Yotroféï Massina qui est nommément vise, son suppôt ne saurait être épargné.Une épée de Damoclès plane désormais sur la tête de Faure Gnassingbé.

Tino Kossi
Liberté N° 1061 du 29 septembre 2011