Fin-Janvier 1993/ Fin-Janvier 2013
Il y a 20 ans Eyadéma exhiba l’un des points d’orgue de sa stratégie de la terreur
« Lorsque Jupiter décide de détruire
quelqu’un, il commence par le rendre fou »
Dicton grec
Les exécutions extrajudiciaires de prisonniers politiques en 1970, 1985, 1986 ; les assassinats politiques purs et simples en 1970, 1985, 1986 ; les assassinats obscurs de tous genres perpétrés à Agombio-Kazaboua, Témédja, Otadi ; les tueries de la lagune de Bè le 10 avril 1991, l’attaque de la Primature le 3 décembre 1991 à coups d’armes modernes de guerre, l’attentat de Soudou le 05 mai 1992 etc, étaient encore relativement circonscrits. Mais le « Général-président » va maintenant s’en prendre à toute la population de Lomé en tant que telle. En effet, le 25 janvier 1993, le ministre français de la coopération, Marcel Debarge, et son homologue allemand, Helmut Schaeffer, sont au Togo. But de la visite ? Se rendre compte, de visu, de la situation socio-politique qui prévaut chez nous. Après leur réception à Pya par le Chef de l’Etat, les deux visiteurs de marque se retrouvent dans notre capitale au cours de l’après-midi. Alors, afin de les convaincre que le changement tant souhaité au Togo n’est pas voulu seulement par les leaders démocrates mais aussi et avant tout par les masses populaires, le COD II (Collectif de l’Opposition Démocratique deuxième version) appelle le peuple de Lomé à descendre dans les rues, tout de blanc vêtu ou, du moins, agitant un mouchoir blanc, avec chacun une bougie allumée à la main en signe de paix. Alors, des centaines et des centaines de milliers de Loméens jonchent effectivement les principales artères de la ville dès le début de l’après-midi. Ils forment d’abord des groupes compacts par-ci par-là, puis s’ébranlent vers le Jardin Fréau (aujourd’hui la Place Anani Santos) situé au beau milieu de la cité. Là où le grand rassemblement est prévu… pour se terminer devant le Palais des Congrès. Pour sensibiliser davantage nos deux hôtes d’honneur, j’avais suggéré que nous leur remettions des albums de photographies reflétant des violations flagrantes des droits de l’homme au Togo. Et j’étais chargé de cette mission. Donc vers 14h, je passai prendre le premier album au siège de la LTDH (Ligue Togolaise des Droite de l’Homme). Il restait le deuxième que devait me confier Arthème Ahoomey-Zunu de la CNDH (Commission Nationale des Droits de l’Homme). Notre rendez-vous devait avoir lieu devant la Cie FAO (de nos jours RAMCO Assivito), autour de 14h30. J’arrivai à l’instant convenu. J’aperçus une énorme marée humaine au lieu indiqué. Je n’eus pas le temps de sortir de ma voiture lorsque des mitraillettes se mirent à crépiter… Et, n’eût été le remarquable sang-froid de mon chauffeur, j’aurais pu laisser ma peau sur le carreau ce jour-là… Ainsi démarra l’effroyable massacre du 25 janvier 1993. Devant l’immeuble de la Cie FAO et non au Jardin Fréau. Bien entendu, la marche mortifère allait se propager, tel un rouleau compresseur, jusqu’au Jardin Fréau où le gros des manifestants s’était massé… Des hommes des FAT (Forces Armées Togolaises) tiraient des mitraillettes dans le tas… Aveuglement ! N.B. Des miliciens du HACAME, en tenue civile, tiraient des pistolets silencieux dans la masse populaire… À qui mieux, mieux ! Les gens couraient dans tous les sens, littéralement affolés : une foule de plus de 300. 000 citoyens venus de Lomé et ses environs. Au domicile de Mgr Philippe Fanoko Kpodjro où se trouvaient quelques membres du HCR (Haut Conseil de la République), je finis par arriver par un chemin tortueux. On y amène cinq corps frais d’hommes, sanguinolents, dont ceux d’Innocent Doh (fils du grand patriote Albert Doh alias Albert FAO). MM Marcel Debarge et Helmut Schaeffer, à qui ces cadavres sont montrés, n’osent en croire leurs yeux. De prime abord, ils ont dû penser qu’ils avaient devant eux une opération machiavélique, une machination hautement diabolique. Et il aura fallu les accompagner au CHU de Tokoin pour qu’enfin ils réalisent le drame qui se jouait sur la Terre de nos Aïeux. On raconte que M Marcel Debarge aurait alors pleuré comme un gamin… Donc, au total, le 25 janvier 1993, « des dizaines de personnes sont massacrées à la Place-Fréau pendant le séjour à Lomé de la délégation franco-allemande composée de Marcel Debarge et Helmut Schaeffer »1. Où sont-elles inhumées ? À ce sujet, différentes fosses communes des alentours de Lomé pourraient avoir beaucoup à dire un jour… Ce fut à partir du 25 janvier 1993 que l’Allemagne, la France et l’Union européenne décident de suspendre l’essentiel de leurs coopérations respectives avec le Togo. Le 25 janvier 1993 restera à jamais dans l’histoire de notre pays comme le jour où Gnassingbé Eyadéma a déclaré la guerre chaude au peuple de Lomé (pour ne pas dire au peuple togolais) en tant que tel… Un peuple non armé !!! Tout simplement pour l’empêcher d’exprimer dans les rues les tares congénitales de la cruelle monocratie qui exploite et opprime notre pays depuis le 13 janvier 1967… Mais qui pis est, dans cette abominable foulée, le « guide bien-aimé » allait renouveler cet exploit, de l’après-midi du 30 à la matinée du 31 janvier 1993. Aux informations télévisuelles de la mi-journée du 30 janvier 1993, l’image d’un soldat carbonisé a été servie aux usagers de la TVT (Télévision Togolaise). Mais nul ne s’imaginait qu’il s’agissait là de préparer les esprits à gober la tragédie qui allait se dérouler quelques instants seulement plus tard. Oui, vers 15h, sous prétexte de venger leur camarade brulé vif à Bè (disait le pouvoir en place), une horde des FAT investit les quartiers les plus populeux de Lomé. Elle tire sur tout ce qui bouge…Le sauve-qui-peut se généralise. Dans la nuit du 30 au 31 janvier 1993, après avoir escaladé un mur haut comme trois fois ma taille, je dus passer une bonne partie de mes heures chez des concitoyens que je ne connaissais pas et qui ne me connaissaient pas. L’un d’eux me laissa son lit et se coucha par terre. Incapable de fermer les yeux, j’entendais le grésillement des kalachnikovs. De temps à autre, nos « guerriers d’un genre spécieux des FAT, qui semblent ne savoir exercer leur bravoure martiale que sur des populations aux mains nues, rythmaient leur diabolique chevauchée par une danse trépidante :
HOUM ! HOUM ! HOUM ! HOUM ! HOUM ! HOUM ! HOUM ! HOUM !
ABLODÉ-KPATCHA! ABLODÉ-KPATCHA!
CE NE SONT PAS DES HOMMES! CE SONT DES FEMMES !
ILS N’ONT QU’À SORTIR!..
Me Yawovi Agboyibo avance le chiffre de dix personnes tuées le 30 janvier 1993 à Bè et à Amoutivé (Lomé) 2. Ce même jour, le domicile de Me Kwami Siméon Occansey est saccagé à Bè. Me Occansey mourra plus tard en exil au Ghana le 4 novembre 2000. Le grand exode des Loméens vers : (i) l’intérieur du Togo, (ii) le Benin, (iii) le Ghana, date du 31 janvier 1993. En un rien de temps, notre capitale se vide. Environ 500 000 (cinq cent mille) à 600 000 (six cent mille) âmes s’enfuient et se réfugient dans ces deux pays limitrophes, à peu près pour moitié, moitié… N’étaient restés sur place que les vieillards trop faibles pour prendre le chemin aléatoire de l’exil. Seule une faible partie reviendra au bercail, des mois entiers après son départ inopiné ; d’autres se sont définitivement installés dans les pays d’accueil. D’autres encore se retrouvent à l’heure actuelle dans de lointaines contrées européennes, canadiennes et des Etats-Unis d’Amérique où ils forment des colonies entières… Le « timonier » Gnassimgbé Eyadéma a rendu sa révérence il y a virtuellement déjà huit ans. Mais la tragi-comédie éyadémaïenne s’est transmuée en comi-tragédie gnassimgbéenne et se poursuit. 3 Cependant, Peuple togolais ! par notre Foi, notre Courage et nos Sacrifices, la Nation togolaise renaîtra !!!
Lomé, le 21 janvier 2013
Godwin Tété
Notes 1. cf. Yawovi Agboyibo, Combat pour un Togo démocratique – une méthode politique Ed. Kathala, Paris, 1999, p. 172.) 2. Cf. op. cit., p. 172. 3. Le présent article est tiré de mon ouvrage Historique du Togo – La longue nuit de terreur (1963-2003) Ed. A .J. PRESSE Paris, 2006